Chapitre V
L’air, au-dessus de la savane, vibrait telle une feuille de magnésium surchauffée, prêt à s’enflammer semblait-il. Un ciel métallique, dont l’étendue aveuglante était seulement tachée par le vol lourd des vautours à la recherche de quelque charogne. Déjà bas sur l’horizon, le soleil ressemblait à un grand œil jaune écarquillé sur l’étendue monotone de la plaine où, seuls, les acacias aux troncs noueux et desséchés détachaient leurs silhouettes tourmentées.
Bob Morane et Allan Wood marchaient à travers les hautes herbes, le premier, sa caméra passée en sautoir autour du cou et, le second, la carabine Winchester sous le bras. Un peu en arrière venait M’Booli, portant le lourd Express à deux coups capable de tirer des balles pareilles à de petits obus.
Cela faisait trois jours à présent que Morane et ses compagnons avançaient lentement vers l’est, à la recherche du gibier. Déjà, Bob avait pu photographier la course bondissante des impalas, la fuite lourde des éléphants et le repas des lions. À présent, les chasseurs cherchaient le rhinocéros, dont Morane voulait fixer sur la pellicule la charge aveugle et brutale. Pourtant, les trois hommes avaient marché durant presque tout le jour sans parvenir à apercevoir la silhouette cornue du grand pachyderme.
Finalement, Allan Wood s’arrêta.
— Il nous faudrait songer à regagner le camp. Demain, nous partirons dans une autre direction et, peut-être, aurons-nous alors plus de chance…
Morane ne répondit pas. Il espérait pouvoir photographier son rhinocéros ce jour-là, et il ne pouvait s’empêcher de se sentir un peu déçu.
Soudain, M’Booli, qui de ses yeux aguerris de chasseur, ne cessait de fouiller l’étendue de la savane, tendit le bras vers un point précis et dit simplement :
— Là-bas, rhino…
Il fallait la vue exercée du Noir pour discerner, sur l’étendue pelée et grisâtre de la plaine, la masse, grisâtre elle aussi, de l’animal. Pourtant, Bob et Al durent rapidement se rendre à l’évidence : il s’agissait bien d’un rhinocéros. La bête était couchée sur le ventre, les pattes repliées sous elle, et semblait complètement immobile.
— On dirait qu’il dort, remarqua Morane.
Mais Wood secoua la tête.
— Cela m’étonnerait fort, dit-il. Ce rhino est en plein soleil et, en général, les animaux sauvages cherchent l’ombre pour dormir… Il y a quelque chose de bizarre dans l’attitude de ce rhino.
Le jeune chasseur se tourna vers M’Booli et lui tendit la Winchester. En échange, le grand Balébélé lui passa l’Express. Rapidement, Wood s’assura que l’arme était bien chargée et en état de fonctionner, puis il désigna le rhino.
— Allons-y, dit-il. Je suis curieux de savoir ce que ce gros frère-là peut bien avoir dans le ventre…
Se déployant en éventail, carabines et caméra prêtes, les trois hommes se mirent à avancer en direction du rhinocéros. Cependant, celui-ci, malgré l’approche des chasseurs, ne semblait pas disposé à abandonner son immobilité.
Allan Wood s’arrêta, indécis.
— En général, dit-il, les rhinos sont accompagnés d’oiseaux pique-bœufs, qui dévorent leurs parasites. Je n’en aperçois aucun dans ce cas-ci, et un rhino sans parasites, c’est plus rare que le loup blanc…
Il se tourna vers M’Booli.
— Jette-lui une pierre, M’Booli. Nous verrons bien…
Le Noir se baissa, ramassa un caillou de belle taille et, d’une détente de son bras musculeux, le lança en direction du rhino. La pierre toucha l’animal au flanc. Il y eut un bruit creux, rappelant celui produit par une vieille souche évidée et frappée à l’aide d’un bâton, mais le rhinocéros ne broncha pas.
Wood se mit à rire doucement.
— Allons-y franchement, dit-il. Je crois savoir de quoi il retourne… De toute façon, nous ne courons aucun risque…
Les trois hommes s’approchèrent de l’animal sans que celui-ci daignât donner davantage signe de vie. Le premier, M’Booli l’atteignit et, de la crosse de la Winchester, le frappa en plein corps. Le coup résonna comme un coup de tambour et, aussitôt, M’Booli se tourna vers ses deux compagnons.
— Rhino pareil tam-tam, dit-il avec un grand rire d’enfant heureux…
L’animal demeurait immobile, son museau camus posé sur le sol et ses deux énormes défenses pointées vers le ciel. Tel quel, il faisait songer à l’œuvre gigantesque de quelque sculpteur animalier. Wood désigna la pointe d’un épieu brisé, fichée au défaut de l’épaule du pachyderme.
— Des chasseurs noirs l’auront blessé, expliqua-t-il, mais le rhino a réussi ensuite à s’échapper. Pourtant, épuisé par sa course aveugle et la perte de sang, il aura fini par se coucher ici et mourir. Alors, les insectes, et en particulier les termites, incapables de percer son cuir épais, se sont introduits par les orifices naturels, pour dévorer la chair de l’intérieur et ne laisser bientôt plus que cette carcasse vide…
Pendant que Wood donnait ces explications et que Morane, en reporter consciencieux, prenait des photos, M’Booli fourrageait aux environs, parmi les buissons de plantes épineuses, à la recherche de Dieu sait quoi. Tout à coup, il poussa un cri :
— Bwana Al !… Bwana Bob !… Venez voir, vite !…
Morane et Wood s’approchèrent. M’Booli était occupé à couper les plantes épineuses à l’aide de son sabre de brousse. Quand il eut terminé, Bob et Al aperçurent le corps d’un homme, un Européen à la barbe hirsute et aux cheveux filasses. L’infortuné était atrocement mutilé. Un de ses bras manquait, tranché à l’épaule et, au côté gauche de sa poitrine, un grand trou noir béait. Seules les plantes épineuses, sous lesquelles on devait l’avoir traîné, avaient empêché les charognards d’accomplir leur œuvre.
Déjà, Al Wood avait reconnu Chest, le domestique de Peter Bald. À Morane non plus ce visage n’était pas inconnu. Mais où donc l’avait-il vu déjà ? Et soudain, il se souvint. Cet homme était celui qui, sur le pont du steamer, quelques jours plus tôt, avait assailli Leni Hetzel et auquel il avait livré un bref et sauvage combat. Bob fit part de sa découverte à son ami. Celui-ci hocha la tête et fit la grimace.
— L’affaire se complique, dit-il. Pourquoi serait-ce justement le domestique de Peter Bald qui aurait attaqué miss Hetzel ? Chest n’était pas particulièrement ce qu’on peut appeler un honnête homme, mais il n’était cependant pas assez fou pour se risquer à détrousser des voyageurs sur un vapeur. Bald et lui connaissaient bien d’autres moyens de s’enrichir aux dépens d’innocentes victimes. Vraiment, quelque chose doit nous échapper dans tout ceci…
C’était aussi l’avis de Bob. Il désigna le corps de Chest.
— De quoi est-il mort, à ton avis ? Un fauve ?…
Wood secoua la tête.
— Non, fit-il, pas un fauve…
— Pourtant, il porte des traces de griffes…
— Les fauves ne sont pas seuls à posséder des griffes. Regarde, Bob. Son bras a été coupé très nettement. En outre, on lui a arraché le cœur…
Le chasseur se tut pendant un instant, puis il dit encore, d’une voix sourde :
— C’est la marque des Hommes-Léopards… Ils prennent toujours le cœur et un membre de leurs victimes, pour les dévorer au cours de leurs festins rituels…
Il avisa une bouteille de whisky qui traînait dans les hautes herbes, non loin du cadavre. Elle était vide, mais pas depuis longtemps cependant, car quelques gouttes de liquide demeuraient encore au fond.
— Chest était un ivrogne invétéré, expliqua Wood. Sans aucun doute était-il en train de cuver son whisky quand les Aniotos l’auront assailli. Après l’avoir tué et mutilé, ils auront traîné son corps sous ces buissons, pour éviter qu’on ne le découvre trop vite.
— Je croyais pourtant que nous étions encore loin du territoire des Bakubis, fit Bob.
— Nous en sommes loin, mais la mort de Chest prouve que les Hommes-Léopards s’enhardissent et que, bientôt peut-être, ils viendront chercher leurs victimes à Walobo même, comme cela est déjà arrivé par le passé…
Bob Morane et Allan Wood s’entre-regardèrent et, aussitôt, la même pensée leur vint. Ce fut Bob qui la formula.
— Miss Hetzel ! Pourvu que…
Mais, aidés par M’Booli, les deux Européens eurent beau fouiller les environs, ils ne découvrirent pas d’autres corps. Quand ils interrompirent leurs recherches, il faisait presque nuit.
— Sans doute Chest était-il seul au moment où il a été attaqué, dit Wood. Bald, Brownsky et miss Hetzel auront dû s’apercevoir de sa disparition. Peut-être auront-ils eux-mêmes découvert les traces des Hommes-Léopards et auront-ils rebroussé chemin…
— Cela n’est pas certain, fit remarquer Bob. Si, pour une raison quelconque, Bald et Brownsky avaient décidé de continuer malgré tout, miss Hetzel se trouverait en danger de mort. Cette fois, nous ne pouvons la laisser courir ce risque…
Pendant un moment, Al Wood parut réfléchir.
— Je crois que tu as raison, Bob, dit-il enfin. S’il arrivait quelque chose à miss Hetzel, je m’en sentirais responsable. Demain, nous tenterons de retrouver les traces de son safari et, s’il continue à avancer vers l’est, nous nous lancerons à sa poursuite…
— Et si Peter Bald et Brownsky refusent de rebrousser chemin ? demanda Morane.
Le visage d’Allan Wood se durcit.
— Alors, il y aura ceci, dit-il d’une voix dure.
Il frappa sur la crosse de sa carabine, comme pour souligner sa phrase. Morane se mit à rire doucement. Tout se passait comme il l’avait prévu. Il venait d’arriver à Walobo et, aussitôt, les choses se mettaient à tourner mal…
*
* *
Ce fut à un kilomètre à peine de l’endroit où ils avaient découvert le corps mutilé de Chest que, le lendemain, Morane, Wood et M’Booli atteignirent l’emplacement du dernier camp de miss Hetzel. M’Booli palpa les cendres du foyer, les flaira, puis releva la tête, pour dire :
— Deux jours !
Ensuite, il se mit à courir dans toutes les directions, à demi courbé, tel un chien de chasse cherchant une piste. Finalement, il revint vers Morane et Wood et tendit le bras dans la direction de l’est.
— Safari parti par-là, déclara-t-il.
Bob Morane fit la grimace.
— C’est bien ce que nous craignions. La mort de Chest n’a pas fait renoncer miss Hetzel à son projet de gagner les rives de la Sangrâh. Ce qui m’étonne, c’est que Peter Bald et Brownsky n’aient pas réussi à l’en dissuader…
— Peut-être ont-ils une idée derrière la tête, rétorqua Al Wood. Ces deux sacripants ne risqueraient assurément pas de se faire tuer par les Aniotos pour quelques centaines de livres seulement. S’ils persistent à accompagner miss Hetzel vers l’est, c’est qu’ils y trouvent, ou comptent y trouver un intérêt quelconque…
Cette fois, Bob haussa les épaules.
— Il est inutile de continuer à nous torturer la cervelle pour tenter de trouver une solution à ce mystère. Ce qu’il faut avant tout, c’est nous lancer sur les traces du safari de miss Hetzel et empêcher celle-ci de continuer plus loin vers l’est, et cela, même si Peter Bald et Brownsky ne sont pas d’accord. Ils ont deux jours d’avance sur nous. En forçant les étapes, il nous faudra quatre ou cinq jours pour les rejoindre…
— D’ici là, fit remarquer Allan Wood, ils auront peut-être atteint les bords de la Sangrâh, c’est-à-dire la frontière du territoire des Bakubis, et alors les vrais ennuis commenceront. Évidemment, nous pourrions gagner un temps appréciable en coupant à travers le pays balébélé, mais ce serait courir un trop grand risque. Je crois te l’avoir dit déjà, le roi Bankutûh n’aime guère les Blancs…
— Il nous suffira, fit Bob, de lui envoyer un messager – M’Booli par exemple, qui appartient à sa tribu – pour lui expliquer que nous ne désirons pas nous installer sur ses terres, mais seulement les traverser. Nous pourrions aussi lui offrir quelques cadeaux…
Mais le chasseur eut un violent geste de dénégation.
— Surtout pas des cadeaux, fit-il. Bankutûh refuse tout ce qui vient des Blancs. Ainsi, voilà une dizaine d’années, des missionnaires se mirent en tête d’aller évangéliser les Balébélés. Pour ce faire, arrivés à la limite de leur domaine, ils envoyèrent des présents à Bankutûh. Celui-ci les leur retourna en les avertissant que, s’ils tentaient de pénétrer sur son territoire, ils seraient tous massacrés. Les missionnaires, qui n’avaient que leurs bibles à opposer aux flèches et aux sagaies des Balébélés, se le tinrent pour dit. Comme, parmi les présents qu’ils avaient envoyés à Bankutûh il y avait des friandises, ils les mangèrent… et moururent tous. Le roi avait fait empoisonner les friandises en question avant de les renvoyer…
— Comme je vois, fit Bob, ton Bankutûh est un joyeux drille. Et le Colonial Office laisse faire ?
— À plusieurs reprises, il a envoyé des expéditions punitives, mais celles-ci trouvaient seulement des villages déserts, ou bien des flèches, sorties on ne savait d’où, les décimaient. Depuis, on préfère laisser les Balébélés en paix. Tant qu’on ne cherche pas à pénétrer sur leur territoire – un haut plateau accessible seulement par deux étroits défilés, l’un à l’est, l’autre à l’ouest –, ils ne cherchent d’ailleurs d’ennuis à personne, sauf peut-être aux Bakubis, qui sont leurs ennemis héréditaires…
— Et si nous faisions savoir à Bankutûh que nous allons justement combattre les Bakubis, crois-tu qu’il nous refuserait son aide ?
Allan Wood eut un geste vague.
— Peut-on savoir quelles seront, dans tel ou tel cas, les réactions de Bankutûh ? Lorsque, durant la guerre, les Hommes-Léopards, recrutés parmi les Bakubis, firent à nouveau parler d’eux, le Colonial Office offrit une alliance aux Balébélés, allant jusqu’à leur promettre de fortes primes pour chaque Anioto abattu. Mais Bankutûh fit répondre aux messagers que les affaires des Blancs n’étaient pas les affaires des Noirs. Cependant, un an après, presque jour pour jour, il envahissait pour son compte personnel le territoire des Bakubis…
Ces remarques ne découragèrent cependant pas Bob Morane.
— Je tiens malgré tout à mon idée de passer par le pays des Balébélés. Si cela doit nous faire gagner un jour ou deux, il nous faut tenter la chance. Nous ne pouvons laisser plus longtemps miss Hetzel sous la coupe de Peter Bald et de Brownsky. Cette pauvre fille s’est peut-être engagée à la légère dans cette aventure, mais ce n’est pas une raison pour l’abandonner…
Cette fois, Al Wood n’émit aucune objection. Ses regards se durcirent soudain et il dit d’une voix ferme :
— Nous irons donc chez les Balébélés… Si toutefois Bankutûh le permet…